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Monde

Perspectives européennes de l’Europe sud-orientale : un espace culturel européen malmené par l’UE

Le Dialogue

Le président français Emmanuel Macron (à gauche), la Première ministre britannique Theresa May (au centre) et la chancelière allemande Angela Merkel s'expriment à l'issue d'une réunion trilatérale en marge du sommet UE-Balkans occidentaux à Sofia le 17 mai 2018. Les dirigeants de l'Union européenne rencontreront leurs Leurs homologues des Balkans devraient promettre des liens plus étroits pour contrer l’influence russe, tout en évitant de leur proposer ouvertement une adhésion. Photo : Stéphane LEMOUTON / POOL / AFP.

 

 

Dans l’espace ex-Yougoslave, l’intégration de la Slovénie et de la Croatie datent maintenant de 2013. Des processus d’adhésion ont été entamés avec la Serbie et le Monténégro, bientôt avec la Macédoine et l’Albanie. Mais il n’en est pas encore question pour la Bosnie-Herzégovine, mille-feuille administratif très difficile à gérer, et pour le Kosovo, en proie à l’instabilité politique et au chaos sécuritaire. Lors du dernier sommet UE-Balkans qui s’est tenu à Sofia en mai 2018, la date d’adhésion envisagée pour les deux premiers d’entre eux a été repoussée à 2028, et c’est juste un repère hypothétique. La question est de savoir si l’UE a encore la volonté de procéder à un élargissement sur ses frontières orientales et dans quelle configuration politique elle y procédera. Pour la Serbie et le Monténégro, les atermoiements de l’UE ont déjà laissé un espace aux géopolitiques russe, turque, émiratie ou chinoise, notamment dans l’énergie et les transports. A l’heure où l’Union européenne est traversée par des problèmes internes, il est temps de reconsidérer son élargissement, notamment au Sud-est de l’Europe. Mais n'est-il pas déjà trop tard pour l'UE, face aux géopolitiques russe et chinoise? 

 

L’ex-Yougoslavie : une « Troisième voie » entre socialisme et capitalisme ?

L’intervention de l’OTAN en République Fédérale de Yougoslavie au printemps 1999 éclaire nos consciences sur les motivations réelles de nos dirigeants quant à leur conception de l’Europe et elle nous permet de réfléchir aux différentes stratégies géopolitiques mises en place depuis dix ans pour l’intégration européenne. Elle s’inscrit en effet dans un processus d’élargissement à l’Est de l’Europe qui a été amorcé au moment de la chute du mur de Berlin, au sortir de la guerre froide. Les conceptions qui primaient à l’époque, héritées d’une période d’affrontement entre deux blocs politiques antagonistes maintenant disparus, ont été toujours maintenues, alors qu’elles ne correspondent plus aux catégories actuelles de décryptage des relations internationales. 

Les nations centre et est européennes ont sauté le pas pour s’insérer dans l’économie de marché, les troupes soviétiques ont quitté les anciens satellites de l’URSS et la construction européenne se fait progressivement en tenant compte d’une future intégration des pays situés à l’Est de l’Europe. Mais on s’aperçoit dans le même temps que les catégories de la guerre froide, même si elles ne sont plus clairement affichées, prévalent encore dans les milieux politiques et intellectuels. En effet, l’Est de l’Europe doit rentrer, tel un vaincu d’une guerre qui ne dit pas son nom, dans un cadre défini par l’Ouest -économie de marché, démocratie libérale- ; les droits de l’homme tels qu’ils ont été inscrits dans la Constitution de 1948 doivent devenir le socle inébranlable de toute construction politique ; enfin, l’OTAN, créée en 1949 en tant qu’ « alliance de défense mutuelle » des pays de l’OCDE contre ceux du COMECON, a évolué vers un outil d’intervention sur des théâtres extérieurs et est intervenu dans une guerre civile afin de l’utiliser comme champ d’expérimentation militaire et stratégique, à un moment où se posait la question même de son existence.

La question se pose, dans ce contexte, de savoir quel rôle auront, dans la future structure européenne, les pays d’Europe centrale et orientale et, finalement, de quelle façon les diverses institutions nées en Europe occidentale s’élargiront, ou au contraire engloberont l’autre moitié de l’Europe. Mais si l’on veut aller plus loin dans l’analyse, il nous faut s’intéresser aux conceptions même qui prévalent quant aux relations Est-Ouest : est-on sorti de la guerre froide, ou bien les récents événements dans l’espace yougoslave ne sont-ils qu’une sorte de règlement de comptes face aux revers subis dans le passé ?

 

Les droits de l’homme, nouvelle forme d’ingérence de l’occident en Europe du sud-est

Une autre forme d’ingérence repose sur la sacro-sainte défense des droits de l’homme. L’Union Européenne s’est dotée d’un office de protection de ces droits et une Cour européenne les protège ; par ailleurs, l’OSCE a pour tâche principale, depuis 1991, de s’occuper des atteintes aux droits de l’homme et prend part aux élections dans les pays issus de l’URSS ou de ses anciens satellites. Dans les faits, la défense des droits de l’homme, telle qu’elle a été pratiquée depuis dix ans en Europe orientale, paraît sélective et basée sur une conception encore ancrée dans l’affrontement Est-Ouest. Après la disparition de l’empire soviétique, certains événements montrent de quelle façon, là aussi, le principe de protection des droits de l’homme peut être interprété comme une tentative d’ingérence de la part des pays sortis « vainqueurs » de la guerre froide. En 1990, les pays baltes conquièrent leur indépendance et s’extraient de l’URSS . Cela est salué comme une victoire de la lutte des Lituaniens, par exemple, pour leurs droits individuels et leur liberté. Puis les problèmes de minorités russophones apparaissent, touchant directement la question des droits de l’homme : en Estonie, le droit de vote est réservé depuis 1993 aux résidents de 1940 et à leurs descendants, la loi sur l’autonomie culturelle est appliquée de façon très erratique. La Lettonie, quant à elle, pratique une politique de naturalisation drastique qui fait qu’en 1998 seuls un millier sur 700 000 non-citoyens avaient demandé leur naturalisation. Or, les institutions européennes créées à cet effet ne sont pas intervenues pour empêcher cette dégradation des droits jusque là attribués à tout citoyen ; la situation dramatique concernant les droits de l’homme dans ces deux pays n’a pas empêché l’Allemagne ou les Etats-Unis d’y investir massivement3

Dans ce contexte, l’action de l’OSCE nous paraît révélatrice des problèmes posés par les frontières pérennisées par des accords internationaux sans consultation préalable des populations. Cette institution, créée en 1994 sur la base des accords d’Helsinki de 1975, veut accompagner la transformation des systèmes politiques d’Europe centrale et orientale par l’envoi d’experts juridiques et le contrôle d’élections. Elle a réussi à organiser des suffrages libres en Azerbaïdjan et en Bosnie-Herzégovine, permettant une stabilisation politique dans ces pays. Mais ces élections ont-elles pour autant permis la démocratie de s’installer ? Il nous est permis d’en douter lorsqu’on voit que, dans les deux cas sus-nommés, ce sont les partis nationalistes, défendant des intérêts exclusivistes, qui ont gagné les élections : ainsi, en République Serbe de Bosnie, la majorité présidentielle a été reconquise en octobre 2000 par le SDS, après trois années de gouvernance sociale-démocrate.  Par ailleurs, les élections n’ont fait qu’entériner des partages territoriaux consécutifs à un conflit armé : le Nagorny-Karabagh reste encore aujourd’hui un ilôt arménien enclavé en Azerbaïdjan et la Republika Srpska est devenue une entité isolée économiquement.

 

Du Non-alignement à la Troisième voie : les pays des Balkans occidentaux vers un modèle alternatif entre capitalisme libéral et communisme autoritaire

Le plus grave, c’est qu’un autre exemple, encore plus évocateur de cette volonté mondialiste de fractionner les pays, a été permanent durant la décennie quatre-vingt dix. La Yougoslavie et sa disparition présentent en effet les mêmes symptômes d’une dislocation préparée et accompagnée par la communauté internationale. Dans les antécédents historiques comme dans l’évolution récente de son cadre politique, le cas yougoslave représente en effet des points de comparaison intéressants avec l’exemple tchécoslovaque.

En premier lieu, il faut rappeler que le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, né le 1° décembre 1918 sous l’impulsion de la France, répond à l’aspiration des milieux intellectuels croates et de l’Etat serbe à se réunir dans un royaume des Slaves du sud. La Yougoslavie devient communiste en novembre 1943, et l’on peut là aussi établir un parallèle avec la situation tchécoslovaque, dans le sens où, après les massacres à caractère politique ou identitaire perpétrés pendant la guerre, le régime socialiste se présentait à la fois comme pacificateur des tensions et réunissant les différentes composantes. De la même façon, les années d’après-guerre ont été en Yougoslavie communiste une période de développement économique et de tentative de rétablissement des équilibres entre les différentes composantes nationales. Ainsi, la province de Kosovo-Métochie, la plus pauvre du pays, a bénéficié des fonds d’une caisse de compensation des inégalités interrégionales pendant les années 1960 et 1970. En même temps, de grands combinats industriels ou agricoles se développaient dans une République intermédiaire telle que la Bosnie-Herzégovine. Sur le plan des droits culturels, la Yougoslavie titiste était même un des pays les plus avancés : les communistes avaient accordé aux Albanais du Kosovo l’usage de leur langue jusqu’à l’université et à l’assemblée provinciale, et les Hongrois de Voïvodine pouvaient utiliser leur langue durant toute leur scolarité dès que la population dans une localité était à plus de 50 % hongroise. Dans les années quatre-vingt, le journal télévisé national, visible sur les écrans à Belgrade, durait plus de deux heures et commençait par les langues minoritaires avant de se terminer par le serbo-croate.

C’est dans ce contexte de tentative de fonder une Yougoslavie unitaire et respectueuse des minorités que les tensions sont apparues à la fin des années quatre-vingt pour éclater en 1991. Les Albanais du Kosovo, sous la pression démographique et alors que les diplômés universitaires trouvent difficilement une fonction dans une administration déjà pléthorique, voudraient plus de représentativité politique et demandent dès 1981 leur indépendance, alors que les Slovènes s’organisent en 1988 pour demander plus de liberté politique. Il est intéressant de constater que, devant cette pression identitaire forte, les pays de l’Europe de l’Ouest et l’Occident en général précipitent l’éclatement de la Yougoslavie. En 1990, la Slovénie organise une conférence pluripartite et se détache de la Ligue des Communistes de Yougoslavie et, en juin 1991, une police slovène, jaillie d’on ne sait où, ferme les frontières administratives de la République, internes à la Fédération yougoslave, et bloque toutes les garnisons de l’armée fédérale. Trois mois plus tôt, une milice financée par des émigrants et ressemblant étrangement à l’armée allemande, parade à Zagreb. C’est au même moment que les Républiques yougoslaves de Croatie et de Slovénie demandent leur indépendance, vite reconnue par l’Allemagne puis par les Etats-Unis. Or, ni le peuple slovène ne s’était prononcé sur la question de la séparation d’avec Belgrade, ni les indépendances respectaient les droits des minorités dans ces deux Républiques, inscrits dans la constitution de 1974, qu’elles soient serbe en Croatie ou croate en Slovénie.

La rapidité, là encore, avec laquelle les puissants européens ont accompagné ce mouvement ne laisse de poser des questions. Alors que jusqu’en 1990, la CEE se satisfaisait du régime titiste et négociait un accord d’association depuis des années, les pourparlers sont rompus et les accords de Brioni reconnaissent en juillet 1991 le fait accompli : la Croatie et la Slovénie sont des Etats légitimes, avec des frontières créées par les maquis communistes en 1945 et malgré la disparition des droits des minorités dans les deux Etats.