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Monde

La Tunisie nationaliste face aux contradictions des Européens pris entre ingérence moraliste et soucis migratoires

Le Dialogue

Le ministre tunisien de l'Intérieur Kamel Feki pose avec ses homologues Gérald Darmanin (gauche) de France et Nancy Faeser (droite) d'Allemagne à Tunis après leur rencontre du 19 juin 2023. Photo : FETHI BELAID / AFP.

 

Entretien avec maître Philippe de Veulle, avocat spécialiste des attentats jihadistes et de géopolitique, a notamment défendu des victimes de l’attentat du Bardo (18 mars 2015), de l’attentat du Bataclan (11 novembre 2015) et de celui de Nice (14 juillet 2016). Par sa constance de défenseur des victimes de terrorisme, il est reconnu par des médias et des politiques du monde arabe comme l’un des meilleurs analystes des mouvances islamistes en Tunisie. 

 

Alexandre Del Valle : Quel a été votre sentiment sur la visite récente de Monsieur Darmanin en Tunisie ? Est-ce un début de réconciliation après des critiques ? 
Philippe de Veulle : Il s’agit en effet d’un voyage officiel de rattrapage. Depuis l’élection du président Kaïs Saïed, en 2019, le gouvernement français était dans un premier temps dans l’observation, la réserve et ensuite dans la critique suite aux réformes constitutionnelles fortes prises par le nouveau président tunisien.
Pour mener à bien ses réformes et lutter contre la nébuleuse islamiste, il a dû suspendre le pouvoir législatif en envoyant des militaires bloquer le Parlement. Le poste de Premier ministre a ensuite été limité, concentrant le pouvoir exécutif dans les mains du président. Quant au pouvoir judiciaire, a été complètement restructuré par la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature au récent limogeage de 57 juges par simple décret présidentiel. Cela n’a pas plu aux différentes chancelleries occidentales et notamment à la France. Ceci est plutôt surprenant, car le président tunisien a dû agir d’une manière peu orthodoxe pour sortir de la mouvance islamiste. Ce qui était à la base une priorité pour lutter contre le fléau du terrorisme islamiste…

A -t-il en fait une concurrence avec l’Italie de Giorgia Meloni venue le 6 juin seule et le 11 juin avec notamment Von der Leyen ? 
D’une part, politiquement il n’y a pas de concurrence avec Giorgia Meloni, présidente du conseil italien qui s’est rendue à Tunis le 6 juin dernier, avec Ursula von der Leyen, présidente de la commission européenne, et Mark Rutte, le Premier ministre néerlandais, qui représentaient l’ensemble des pays membres de l’Union européenne, faisant une proposition de plus d’un milliard d’euros, avec la bienveillance du FMI, pour aider la relance de l’économie tunisienne et aussi de trouver des solutions sur le contrôle migratoire en provenance de la Tunisie. D’autre part, techniquement, il y a en effet une concurrence politique entre la présidente du conseil italien et le ministre de l’intérieur français Gérald Darmanin qui, lui, faisait une proposition d’un budget de 26 millions d’euros, somme ridicule face à l’enjeu, pour former des fonctionnaires et permettre l’acquisition de vedettes pour la surveillance maritime des côtes tunisiennes. D’autant que la France et l’Union européenne disposent de leur propre marine nationale et pourrait agir sur les navires passeurs à l’instar de la Nouvelle Zélande pour protéger ses frontières.

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La France perd-elle pied en Afrique du Nord après que l’Algérie ait déjà préféré l’Italie ? 
La politique des affaires étrangères de la France se trouve dans une impasse depuis les deux mandats du président Emmanuel Macron, et cela est lié à plusieurs raisons : les crises des mouvements sociaux, les conséquences du Covid, le conflit russo-ukrainien, et enfin la fragilité de la majorité relative face à la réforme des retraites. Ces éléments ont certainement fait perdre au président un cap bien précis de l’influence de la France, y compris sur des zones comme le Maghreb, où notre pays jouait un rôle d’importance par son passé colonial et historique.
Il semblerait que les standards imposés par la France en matière de contrôle de visas, de valeurs et de libertés sociétales ne correspondent pas à l’Algérie d’aujourd’hui. Il est clair que le président de la République algérienne Abdelmadjid Tebboune a durci son message à l’encontre de la France, notamment en réintroduisant les couplets anti-France dans l’hymne national algérien. Il est clair que la présence du président algérien au côté du président russe Vladimir Poutine à Saint Petersburg est un double affront au président français. L’attirance de l’Algérie pour les BRICS ne surprend personne. D’autant que l’Algérie se fournit en matériel militaire auprès de la Fédération de Russie avec laquelle elle a des accords militaires.
Ce qui permet de conclure, en réponse à la question posée, dans l’affirmative de la préférence de l’Algérie pour l’Italie, ces deux pays n’ayant jamais eu un passif colonial ou conflictuel.

 

La Tunisie est-elle en train de virer du côté des puissances nationalistes pro-russes et multipolaristes face à ce qui est perçu comme ‘l’arrogance’ française et occidentale hypocritement moraliste…mais à géométrie variable? 
Dans la continuité de la question précédente, la logique d’éloignement de l’Algérie vis à vis de la France peut s’étendre à la politique tunisienne.
Il est probable que le président tunisien se soit senti abandonné par la France et par l’Union européenne, alors que la Fédération de Russie n’a jamais considéré le président tunisien comme un marginal violant la séparation de pouvoirs ou un dictateur. Cela pourrait faire sourire quelques lecteurs, qui pourraient penser que les dictatures soutiennent les autres dictatures. Mais le pragmatisme commande.
Aucun système politique dans le monde ne peut se prévaloir d’une vertu absolue dans le respect du droit et des droits. Le bouleversement géopolitique et géostratégique qui se déroule aujourd’hui est sans précédent depuis le début de ce 21e siècle.
La guerre russo-ukrainienne bouleverse l’ensemble du nouvel ordre mondial, où « l’Occident » cornaqué par les États-Unis a entrainé l’ensemble des pays occidentaux dans le soutien indéfectible à l’Ukraine.  Depuis le début de ce conflit, l’Occident pensait entraîner beaucoup d’autres zones d’influence hors Occident dans ce schéma. À part l’Australie, il n’y a plus personne. C’est un désastre pour l’Occident, qui s’est toujours considéré comme une entité fière, sûre d’elle-même et dominatrice. Or le président Vladimir Poutine n’est ni Mouammar Al-Khadaffi, ni Saddam Hussein. 

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Il est le président élu de la Fédération de Russie détentrice du plus grand stock de missiles à tête nucléaire (7.000) avec les États-Unis.
Aussi, la fédération de Russie a développé une intensive politique étrangère en profondeur et habile avec une équipe diplomatique chevronnée œuvrant dans un dialogue et un rapprochement géopolitique et géostratégique qui surprend par ses succès diplomatiques et ses soutiens dans cette guerre.
L’Occident se retrouve quasiment seule, avec l’OTAN comme outil militaire avec comme seul continent allié lointain l’Australie. Ce soutien indéfectible de l’Occident à l’Ukraine, et à son président Volodymyr Zelensky, malgré les nombreux avertissements de la Fédération de Russie par de nombreuses entrevues de haut niveau et les accords de Minsk 1 et 2, se fait au prix un d’un coût humain désastreux en défaveur de l’Ukraine, et ceci après la contre-offensive calamiteuse de ces derniers jours. Ce long développement, nécessaire, traduit le positionnement de la Tunisie de Kaïs Saïed, probablement plus tenté de soutenir la Russie et de rejoindre les BRICS, malgré les propositions de l’UE et du FMI. D’autant qu’il y une grande crainte sur la solidité financière et bancaire de la zone occidentale du G7. 

 

La Tunisie cherche-t-elle à faire monter les enchères en affirmant refuser de jouer le rôle de gendarme face aux migrations illégales ? 
La Tunisie est un pays clé dans la question de la maîtrise de l’immigration par l’UE. Elle en sait d’autant plus l’intérêt qu’elle a été elle-même confrontée à une vague migratoire sur son propre sol en provenance de l’Afrique subsaharienne. Ceci a alourdi les critiques en provenance des chancelleries de l’UE et des principaux médias européens progressistes. Ces critiques conjuguées ne jouent pas en notre faveur contre la lutte migratoire. Le président Kaïs Saïed en est très conscient et sait qu’il joue un rôle fondamental et incontournable dans la résolution de ce problème majeur qui inquiète tant l’Italie que la France et le reste de l’UE. La Tunisie peut jouer un rôle aussi important que la Turquie sur cette question de contrôle. Mais « gouverner, c’est prévoir », et il semble que les critiques et les réticences de l’ensemble de l’UE à l’endroit du président tunisien n’aient pas vraiment aidé sur cette question primordiale.
C’est ce qui explique ces différents voyages de la présidente du conseil Italien Meloni avec Ursula Van der Layen et, plus récemment, le déplacement du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin comme une séance de rattrapage, un peu tardive…

Où en est la Tunisie face au double fléaux jihadiste et des Frères musulmans? Le pays dirigé par un nationaliste panarabe à la Nasser suit-il les  traces de l’Égypte de Sissi qui combat totalement ces mêmes islamistes que l’Europe a accueillis pendant des années, comme par exemple Ghannouchi ou tant d’autres ?
Comme on a pu le constater, personne n’a vu venir la volonté politique du nouveau président de la République tunisienne dans sa lutte contre l’hydre de la nébuleuse islamique dans son pays. Cela faisait probablement partie de sa stratégie présidentielle qu’il a plutôt développée sous l’aspect de la lutte contre la corruption. Car en effet, le parti islamiste Enhadda a lui aussi été mêlé à de nombreuses affaires de corruption et de scandales qui ont entaché la vie politique tunisienne jusqu’à en altérer son écosystème économique et social. Aujourd’hui le président du parti Ennhadha, Rasheed Ghannoutchi, est sous les verrous. Il promettait le pire par un chantage à la guerre civile en cas d’arrestation. Celle-ci n’a toujours pas eu lieu. L’armée contrôle pour le moment le pays, bien que le risque zéro attentat ne soit pas envisageable, comme l’on a pu l’observer lors du dernier attentat de Djerba à l’encontre de la synagogue par un gendarme-islamiste infiltré.
L’action du président tunisien peut être comparée à celle du maréchal-président al-Sissi en Égypte. 

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La manifestation de magistrats tunisiens le confirme, car en effet, le président tunisien s’attaque au mal par la racine, en réformant en profondeur la magistrature ainsi qu’en mettant à pied de nombreux magistrats infiltrés par la nébuleuse islamiste des Frères musulmans, à l’instar de l’ancien juge Béchir Akrémi qui a été mis en cause par l’association Iwatch et les ayants droits des victimes d’assassinats terroristes islamistes sur les leaders politiques progressistes Chokri Bélaïd et Mohamed Brahmi. Aussi quatre victimes françaises de l’attentat du Bardo ont déposé une plainte près du procureur de Tunis à l’encontre de Béchir Akrémi pour obstruction de preuves dans la manifestation de la vérité dans l’enquête d’instruction de l’attentat terroriste islamiste du musée du Bardo du 18 mars 2015. 

Pour conclure, l’Europe a eu une complaisance décomplexée dans le soutien de la mouvance islamiste associée au réseau terroriste, et notamment avec Rasheed Ghannouchi, qui a même été décoré par la Grande Bretagne par son ambassadeur à la demande de Scott Landyard. On ne peut mieux faire la reconnaissance officielle de gratification, alors que les rapports et les agissements convergeaient vers un rapprochement évident entre le chef du parti Ennhadha, la nébuleuse islamiste et les réseaux terroristes. L’Europe occidentale est perdue dans ses contradictions, dans son manque de convictions de ses dirigeants et, malheureusement, elle est prise dans la réalité de l’urgence de la question migratoire qui draine bien évidemment un risque d’éléments terroristes prêts à frapper de nouveau l’UE par des attentats…