Accueil recherche MENU

Editos

17 heures, heure du Caire 9

Le Dialogue

Au sein des souvenirs
Lorsque je me suis tourné vers la ville de Paris — je l’habite et elle m’habite — je cherchais ma part perdue dans l’amour, la révolution et la vie : cette trinité sacrée qui m’a poursuivi pendant plus d’un tiers de siècle.
Je me suis dirigé vers elle en tentant, dans ce qu’il me restait de vie, de saisir ce que je n’avais pas su voir plus jeune, lorsque je la visitais seul, les nuits d’hiver, arpentant ses rues… Les regards des passants me happaient, tout comme les boutiques des Champs-Élysées, les cafés de Saint-Michel, les musiciens des stations de métro… Je scrutais toutes les bouteilles de l’âge : elles étaient vides. Je portais alors mon regard au loin et ne voyais personne d’autre que toi… ni les visages, ni les miroirs, ni le vin, ni les églises : rien d’autre que toi ne m’habitait, dans la présence comme dans l’absence.
Cette fois-ci, je te laisse derrière moi comme un beau rêve qui m’a habité depuis l’enfance. Certains en discuteront peut-être l’interprétation, mais il fut le cri d’un homme né du ventre des souvenirs, qui offrit son rêve sur l’autel de la passion, comme un collier d’amour pour toi… Je quitte mes terres par choix, amoureux, épris, en quête de mon absolu, traçant tes pas sur le front des amants…
Sur les rives de la Seine, je me souviens de mon village lointain en Haute-Égypte et je pleure. Mais j’entends la voix de mon père me poursuivre avec sa phrase fétiche : « Les hommes ne pleurent pas. » C’était il y a bien longtemps.
Étais-je assez grand, alors, pour porter l’unique testament que mon père m’a légué ? Ou n’était-ce que sa légende, qui continue de me hanter jusqu’à aujourd’hui ?
Place de la Concorde, où se dressent l’antique obélisque pharaonique, le célèbre hôtel Le Crillon et l’aile orientale du palais de l’Élysée… Je me souviens de cette femme élégante et pâle. Un jour, elle me raconta que mon grand-père lui avait donné une leçon à coups de bâton lorsqu’il l’avait surprise en train de chanter : « Emmène-moi au pays de l’aimé… » Elle s’était jetée dans mes bras et avait pleuré… Je lui ressemblais tant. J’aimais lui rappeler sans cesse cet instant, puis nous riions… Elle est loin désormais, absente dans la quiétude, mais elle demeure dans mon cœur où que j’aille, comme je fus moi-même dans son âme et dans son ventre il y a soixante-trois ans.
Je ne suis pas né avec une cuillère en or dans la bouche. Nous étions les enfants des pauvres, ainsi nommés, portant les tourments de notre génération, ceux des marginalisés et, avant tout, ceux de la patrie. Nous les portions dans nos cœurs et nos esprits, rêvant d’un lendemain meilleur, jusqu’à ce que les os s’affaiblissent et que la tête s’embrase de cheveux blancs.
J’ai été l’un de ces nombreux jeunes qu’attira très tôt la vague de la gauche (en 1977), vers la mer du savoir, de la littérature et de la culture. Dès notre plus jeune âge, nous avons découvert l’histoire moderne de l’Égypte à travers Al-Jabarti, Abdel Rahman Al-Rafii, Tarek Al-Bishri, Abdel Azim Ramadan, l’oncle Salah Issa, et notre aîné qui nous enseigna la magie : Refaat El-Saïd.
Nous connaissions par cœur les poèmes de Fouad Haddad, Salah Jahine, Ahmed Abdel Muti Hijazi, Amal Donqul, Mahmoud Darwich, Adonis, Youssef Al-Saëgh, Abdel Rahman El-Abnoudi, Ahmed Fouad Negm et Mouzaffar Al-Nawab. Nous lisions les récits de Yahya Taher Abdallah, Abdel Rahman Mounif, Hanna Mina, Rachid Boudjedra, Haidar Haidar, Tayeb Salih et Tahar Ouettar.
Avant tous ceux-là, notre relation était étroite avec le doyen du roman arabe, Naguib Mahfouz, et avec le génial Youssef Idris. Très tôt, nous avons mêlé l’histoire à la littérature, la poésie au récit, le chant à la musique, le cinéma au théâtre. Nous achetions les livres ensemble et les lisions chacun de notre côté. Nous avons affronté très tôt les groupes de violence religieuse sur leur propre terrain, en Haute-Égypte, à Minya. Et nous chantions avec Mohamed Mounir : « Si nous cessons de rêver, nous mourrons. »
Nous avons vécu avec Osama Anwar Okacha l’épopée des Nuits d’Al-Hilmeya et d’Arabesque, sans jamais lever le drapeau blanc… Lorsqu’il me rendit visite chez moi en 2008, après avoir écrit un article sur moi dans Al-Wafd, ma femme et mes filles le remercièrent. Autour d’un plat de bessara à la ta’liya préparé par « Oum Khaled », nous étions réunis : lui, moi et de grandes figures — Sayed Yassin, Mohamed Nouh, Naguib Sawiris, Makram Mohamed Ahmed, Wahid Hamed, Lenin El-Ramly, Waguih Wahba, Magdy Ahmed Ali. Khaled était encore petit ; il photographiait ces grands noms pour montrer les clichés à ses camarades d’école. Des années plus tard, lorsque Mofid Fawzi vint chez moi pour une interview dans son émission Mafatih, Khaled lui montra ces photos en disant : « Vous n’êtes pas le premier célèbre à entrer dans notre maison. » Le professeur Mofid éclata de rire en comprenant l’intention de Khaled.
Je me souviens aujourd’hui de ces réunions… C’était à l’été 2008, lorsque nous envisagions de fonder une institution appelée « Le Forum libéral égyptien », destinée à affronter les Frères musulmans, non seulement sur le plan intellectuel et médiatique, mais aussi sur le terrain social, par des associations offrant les mêmes services que la confrérie. Mais le général Habib Al-Adly, alors ministre de l’Intérieur — que Dieu lui pardonne — en décida autrement, et le projet fut avorté… Récemment, invitée au salon de Mme Nelly Gabor pour débattre de la situation régionale, j’y rencontrai l’ingénieur Salah Diab. À ma surprise, il évoqua cette réunion et m’accusa d’avoir été la cause de sa convocation à l’époque, pour l’interroger sur ses liens avec moi et avec ce projet — alors qu’il n’y était mêlé que par un article publié dans Al-Masry Al-Youm.
Ce jour-là, Waguih Wahba affirma que si le gouvernement nous avait laissés concrétiser l’idée, le visage du pays aurait changé et les Frères musulmans n’auraient jamais atteint un tel enracinement dans la société égyptienne avant janvier 2011.
J’avais conçu ce projet et l’avais présenté à l’ingénieur Naguib Sawiris. Je l’avais discuté avec Sayed Yassin, Makram Mohamed Ahmed, Waguih Wahba, Lenin El-Ramly, Osama Anwar Okacha, Mohamed Nouh, Magdy Ahmed Ali, Wahid Hamed, Ahmed Sayed Hassan et Magdy Al-Daqqaq. Trois réunions furent consacrées à ce projet : la première lors d’un dîner de travail chez moi, les deux autres au club Garden City appartenant à Sawiris. Lors de la deuxième, je présentai le programme général ; Sayed Yassin fut choisi président et l’assemblée me désigna secrétaire général. Mais après la troisième réunion, le projet fut étouffé dans l’œuf, sur instructions de Habib Al-Adly.
Je ne sais pourquoi les souvenirs s’accumulent dans mon esprit tandis que je passe en revue mes jours nouveaux… Est-ce parce que la tristesse est contre le temps ? Contre qui ? Et quand le cœur, dans ses battements, trouve-t-il enfin la paix ?
Durant ces années de formation, nous avons regardé avec Galal Abdel Qawi les « choix » des frères dans Al-Mal wa Al-Banoun, et appris d’Ali El-Haggar que le diable « ne peut rien contre celui dont le bien est pour autrui ». Nous avons aimé appartenir aux pauvres et aux marginalisés, chanté avec eux et pour eux l’amour, la révolution et la vie… Nous avons pressenti le danger à venir et tenté d’éviter la catastrophe, mais personne ne nous a écoutés. Pourtant, le président Moubarak lui-même demanda au cheikh Mohamed Sayed Tantawi et au mufti Ali Gomaa — encore en vie alors — de s’asseoir avec moi et de prendre connaissance de ce que j’avais écrit sur ces groupes, notamment les Frères musulmans, me qualifiant de « canonnier de l’Égypte » contre le terrorisme et ses alliés… Je les rencontrai, et mon lien avec ces deux hommes s’approfondit. Peut-être trouverai-je le temps d’écrire sur cette période, alors que nombre de politiciens et d’intellectuels, encore connus aujourd’hui, faisaient l’éloge du projet des Frères, par ignorance ou par aveuglement.
J’ai toujours eu, et j’ai encore, une dette immense envers l’école de la gauche — surtout envers ceux qui respectèrent les traditions, les coutumes et la culture des Égyptiens et des Arabes ; ceux qui respectèrent le fait que nous sommes les enfants d’une civilisation arabe ayant uni musulmans et chrétiens d’Orient dans un même creuset. Ceux qui n’hésitaient pas à réciter la sourate Ya-Sin à l’aube, puis à aller à l’église le dimanche, à lire un passage de l’Évangile avant de rentrer chez eux ouvrir Le Capital pour en lire un chapitre, afin de forger une conscience nouvelle, ouverte à l’autre. Ils ne se retranchèrent pas derrière la Troisième Internationale façonnée par Staline pour consacrer sa dictature ; ils s’ouvrirent à Léon Trotski, au socialisme européen, et davantage encore aux expériences de la pensée libérale, prenant de chacune ce qu’elle offrait. Ils comprirent le rôle de la littérature et de l’art dans la lutte des peuples, et s’engagèrent dans toute expérience exaltant la valeur de l’être humain — quel qu’il soit — et défendirent la liberté de pensée et de création. Ils puisèrent dans la grandeur de Kazantzakis, Kafka, Pablo Neruda et du génial Victor Hugo.
Ils respectèrent la valeur de l’originalité et de l’innovation ; ils furent, à juste titre, les pionniers d’une génération différente — une génération qui, sans forfanterie ni prétention, s’est faite elle-même. Elle n’eut pas de maîtres au sens traditionnel, mais resta ouverte à toutes les expériences, en sortit forte et consciente de sa valeur et de celle de sa patrie. C’est ainsi qu’elle sut résister, sans tapage, aux nouveaux Tatars de notre époque, et échapper à ce dans quoi tant d’autres sombrèrent : ceux qui se firent pont pour que les Tatars le traversent, ceux qui pressèrent le citron et se tinrent à l’hôtel Fairmont, préparant l’arrivée des Mongols.
Venise — 17 heures, heure du Caire.