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Editos

17 heures, heure du Caire 11

Le Dialogue

Il était une fois… l’épi nous a trompés
Tu es ravissante,
et moi, usé par l’âge.
Tu es séduisante,
tu cherches l’amour, tandis que moi
je poursuis la trace d’un chemin perdu.
Il aurait fallu que nous nous rencontrions dans ma jeunesse ;
alors je t’aurais aimée d’un amour fou,
et nous aurions poursuivi la route ensemble.
Ces vers célèbres de notre grand poète Ahmad Abdel Muti Hijazi résument la tragédie de l’intellectuel qui a passé sa vie à traquer une trace égarée, laissant passer le train de l’amour et de la vie.
Ainsi fut notre sort lorsque nous prîmes la route du Caire d’al-Mu‘izz, il y a près de quarante ans, au début des années quatre-vingt du siècle dernier.
Notre innocence était cachée dans un manuel de calcul, et le rêve nous précédait, échevelé de cheveux et d’âme, haletant de perplexité. Derrière son souffle, nous pleurions et riions à la fois, mêlés à la chaleur des souvenirs et à l’éclat des espérances.
Tels étaient les traits de notre âme lorsque nous avons poursuivi notre rêve dans les rues de la Mahroussa. Nos corps frôlaient ses cafés : nous y buvions le savoir, disputions des chemins de l’histoire, respirions le parfum du roman et l’odeur de la poésie, aux cafés Riche et Zahret al-Bustan, parmi des visages chargés du souci de la patrie — issus de couches sociales écrasées par le seul fardeau de la vérité, plus lourd encore que ce que leurs bras pouvaient porter.
Un monde de papier, des restes de femmes, et un train qui passe en écrasant les façades des villes… telle était notre légende.
Dans ces cafés, nous avons rencontré des figures entre absence et présence : le critique de génie Ibrahim Fathi ; le traducteur et historien trotskyste Bachir al-Sebai ; les romanciers d’exception Ibrahim Aslan, Gamal al-Ghitani, Ibrahim Abdel Meguid, al-Makhzangi ; et les poètes de la génération des années soixante-dix : Helmi Salem, Rifaat Salam, Hassan Talab, Abdel Moneim Ramadan.
Avec certains, nous avons milité ; avec d’autres, nous nous sommes liés d’amitié ; la politique nous a séparés de quelques-uns, mais jamais nous n’avons perdu la boussole de l’affection.
Nous appartenions à l’école de la gauche. Je me souviens comment nous sommes venus de nos villages lointains, marchant vers le Caire d’al-Mu‘izz, chargés des rêves des pauvres — justice et liberté. Nous nous rendions directement au bureau de Rifaat al-Saïd, alors sanctuaire des gauchistes, pour le chahuter comme à l’accoutumée sur le recul du rôle du parti et sa mollesse face aux causes nationales.
Al-Saïd riait en disant :
« Il viendra un temps où nous serons trop occupés pour cela, et vous, vous pleurerez… Deux poids, deux mesures, et un cœur partagé entre deux calendriers : l’amour et les coups. »
À l’époque, le journal Al-Ahali tirait à cent cinquante mille exemplaires, et le parti du Rassemblement publiait une brochure au titre en caractères gras :
« Nous ne voterons pas pour Moubarak pour un second mandat. »
Nous jugions tout cela « vain », parce que cela ne s’inscrivait pas dans l’appel au chaos — j’entends : à la révolution — comme nous l’espérions et le croyions alors.
Nous étions jeunes. Nous avons dit ce que Malik disait du vin, mais nous en aimions l’esprit. Nous ne le critiquions pas lui ; nous critiquions les circonstances qui nous empêchaient de réaliser nos rêves dans une patrie à laquelle nous appartenions et qui nous appartenait.
Nous ne venions pas de la classe moyenne. Nous étions, et nous restons, les enfants des pauvres. Jamais nous n’avons renié notre passé, ni nos familles, ni nos maîtres.
Un jour de 2017, al-Saïd s’en est allé, après avoir partagé avec moi la fondation du rêve Al-Bawaba, dont il fut membre du conseil d’administration, aux côtés de grandes figures disparues : Sayed Yassin, Mohamed Hafez Diab, Qadri Hefni — auprès desquels j’ai appris que fréquenter les grands, c’est s’élever au-dessus des pratiques des petits.
Il est temps pour moi d’avouer, comme l’ont fait avant moi tous mes compagnons rebelles de la gauche, que nous aimions Rifaat al-Saïd autant que nous le critiquions — peut-être parce que nous n’arrivions pas à devancer ses pas.
Vieil homme, il nous précédait toujours par la vision, l’analyse et l’adaptation au réel. Tandis que nous nous repliions à la poursuite de nos rêves, lui demeurait au cœur du réel, l’étudiait, l’analysait, et en tirait la juste position.
Même lorsque je présentai ma démission du comité central en avril 2010, pour protester contre l’accueil par le parti de membres du Bureau de la guidance des Frères musulmans — conduits par Mohamed Morsi al-Ayyat, alors responsable du dossier politique — dans le cadre d’une coordination, il ne se mit pas en colère contre moi. Bien que ma démission ait été publiée par la plupart des journaux et sites, exposant le parti tout en saluant ma position, il fit preuve de compréhension.
Je ne révèle aucun secret en disant qu’il me confia : « Si j’avais été à ta place, membre du comité central, j’aurais pris la même décision. Mais mon fardeau est lourd : je suis président du parti, et ma démission signifierait son explosion, ou du moins son abandon à ceux qui s’allient aux Frères. »
Ce jour-là, il se contenta de boycotter la réunion qu’il avait convoquée, à laquelle devaient participer — entre autres — les regrettés Abou al-Ezz al-Hariri et Anis al-Bayaa.
Les années ont passé, et je ne suis plus le garçon que j’étais à dix-neuf ans…
De Madbouli à Al-Chorouk, en passant par l’ami disparu Mohamed Hachem à Merit, à Dar al-Ma‘rifa, à la Librairie Dar al-Hilal, puis le mur d’al-Azbakeya… nos savoirs se sont révélés, et nous avons taillé nos premiers pas vers la littérature et l’histoire.
Nous avons découvert al-Jabarti, Ibn Iyas, al-Rafe‘i, Salah Issa, Abdel Azim Ramadan, Tarek al-Bishri.
Avec eux, nous avons appris d’autres chemins de l’histoire, absents de nos anciennes écoles, et compris qu’il existait bien des théories et des positions nous obligeant à reconsidérer les phénomènes et les événements traversés par la patrie — et notre chance fut de l’avoir compris dans notre jeunesse, avant qu’il ne soit trop tard.
Nous avons appris très tôt auprès d’une génération qui ne connaissait pas le compromis quand il s’agissait de la vérité : Ismail Sabri Abdallah, Fouad Morsi, Ibrahim Saad Eddine, Milad Hanna.
Avant eux, nous avions déjà puisé chez Taha Hussein, Ali Abdel Raziq, Louis Awad… cette chaîne de perles enfilées qui orne encore la poitrine de la Mahroussa.
Entre les rues et les passages du centre-ville, nos barques ont dérivé jusqu’à s’échouer sur un phénomène nouveau qui frappa la patrie et la fit souffrir : l’émergence des groupes islamistes, dans la diversité de leurs courants et organisations. Elle marqua un tournant décisif, déplaçant notre boussole de l’étude de la gauche vers celle de la pensée islamique et des productions de ces groupes.
J’avais alors un peu plus de trente ans et j’entrepris l’écriture de ma première longue étude, publiée plus tard en livre chez Merit sous le titre :
Le Pari… dans la transaction entre le gouvernement et les groupes violents, dont la couverture fut conçue par le créatif Ahmed al-Labbad.
Cette étude fut le fruit de cinq années de lecture des idées de ces groupes, comparées à la pensée islamique de l’âge d’or chez Averroès et son école, ainsi qu’à ceux qui suivirent leur voie aux XIXᵉ et XXᵉ siècles : une longue lignée de noms illustres, de cheikh Abdel Ghani al-Nabulsi jusqu’à Mahmoud Chaltout, en passant par cheikh Hassan al-Attar, l’imam Mohamed Abduh, cheikh Mostafa Abdel Raziq, Ali Abdel Raziq, Amin al-Khouli, Abdel Motaal al-Sa‘idi, Mahmoud Abou Rayya.
J’y analysais la manière dont l’État traitait ces groupes, fondée sur des arrangements et des marchés, et je mettais en garde contre le fait que cette méthode pouvait, à terme, les conduire jusqu’au palais d’al-Ittihadiya. Mon éditeur fiévreux, l’ami Mohamed Hachem, et moi-même, avons payé le prix de la publication de cette étude, dont les répercussions se sont succédé dans la presse arabe et internationale pendant des années, jusqu’à ce que les événements du 11 septembre 2001 nous surprennent.
Je me souviens de la dédicace que j’écrivis alors :
À Khaled Abdel Rahim…
Dans quinze ans, tu verras et tu seras témoin de phénomènes étranges, de manifestations plus étranges encore, que ton père avait déjà vues lorsque les criquets envahirent la belle ville de ton grand-père en Haute-Égypte. Alors, j’espère que tu sauras que ton père n’est pas resté silencieux.
Et ce qui devait arriver arriva, en janvier 2011…
L’épi nous a trompés,
puis l’hirondelle nous a livrés aux vents des tueurs.
Paris, 17 heures— heure du Caire