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Invités d’honneur

« Mon royaume pour une mousse… »

ROMAIN LAFABREGUE
ROMAIN LAFABREGUE /AFP

Dans l’idéologie djihadiste, tout est pensé pour que le passé du candidat finisse par s’effacer. Le temps de la « ja-aliya », de l’ignorance, ou de l’errance, doit céder sa place à la guidance. 

C’est d’autant plus le cas lorsqu’il s’agit d’un converti. Les « musulmans » de culture sont invités, ou incités à une « renaissance », pour également laisser le passé disparaitre.

Seules doivent rester l’uniformité et les standards islamiques de la sunna. D’ailleurs, l’une des trois questions posées relève de cet effacement du passé jusqu’à son identité, puisque l’on demande au candidat à son arrivée : « Comment veux-tu que l’on t’appelle ? » Cela nous renvoie à l’une de mes publications précédentes dans Le Dialogue, avec la chronique relative à la kounia, ou surnom avec « Abou Foulène ».

Les deux autres questions sont respectivement, « quelles formations veux-tu suivre en priorité ? », sachant que seules celles sur les fusils d’assaut, « silah hafif al oudjoum » et celle sur les armes de poings, « moussaddasse », sont obligatoires, et la seconde est : « As-tu une limite de temps ici ? ».

Cela fait donc quelques mois que je suis arrivé, avec mon nouveau nom « Abou Mouslim » sans limite de temps et le souhait de suivre tous les modules des formations dispensées à Khalden.

Aux environs du mois de mai 1994 arrive un groupe d’une trentaine de tadjiks. Ils sont venus quasiment à pied depuis Douchanbé et leurs costumes de facture post-soviétique portent les stigmates du trajet… Ils auront marché trois semaines, me dit l’un d’eux, avec pour seule alimentation, une patte hypervitaminée et calorique de fruits secs et de dates. Si d’aventure des ex-soldats soviétiques ayant fait la guerre en Afghanistan lisent cette chronique, ils se rappelleront qu’ils avaient l’ordre d’arrêter tout homme ayant cet aliment sur lui. C’était l’un des marqueurs désignant un combattant ou un contrebandier. 

L’un des élèves de la « djihad academy » arrivé d’Europe, aura tellement pitié de leur état, qu’il fera acheter aux afghans une tenue à chacun.

Comme le veut la méthode Al-Qaïda, entre chaque module de formation, il arrive que l’élève devienne professeur. Cela permet d’une part de s’assurer que les éléments de la formation précédente ont bien été intégrés, et aussi et surtout, cela permet la formation au « management des unités », sous l’œil attentif de Ibnou Scheik, notre émir.

Me voici donc un matin de printemps à former trois tadjiks sur les fusils d’assaut. La journée passe, studieuse, et au moment de nettoyer le matériel avant de le rendre à l’armurerie, les trois parlent des cafés et terrasses de Douchanbé. L’un des trois va jusqu’à dire qu’il regrette de na pas avoir bu une bonne bière avant de partir… Je le reprends en lui disant qu’il ne devrait pas faire l’apologie de l’alcool, ni devant moi, ni devant quiconque à Khalden…

Les semaines passent et l’été est arrivé. Pour ceux qui n’ont pas été dans les montagnes afghanes, pakistanaises, ouzbèkes ou tadjikes, il faut savoir que l’été peut y être aussi chaud que sec, avec des journées faisant penser à un voyage dans un four à micro-ondes…

L’été 1994 n’était pas seulement chaud du côté du thermomètre, mais également avec le voisin pakistanais. Un paysan afghan était même venu voir notre émir pour lui dire qu’il avait vu des voitures étranges, venues du Pakistan, avec des occupants non moins étranges à l’intérieur.

Me voici donc affecté un après midi à un point de surveillance et d’alerte. En fait d’alerte, il fallait ouvrir le feu sur toute équipe armée, même dotée d’un uniforme, non pas tant pour les neutraliser que pour prévenir de leur arrivée. Je suis accroupi sous un soleil de plomb, sans bouger entre deux rochers. Peu à peu la soif effectue son travail de sape de la raison, et la boisson évoquée par notre ami tadjik quelques semaines auparavant, apparait à mon esprit… Elle est là, presque devant moi, fraiche à souhait, aux effluves teintées d’amertume, avec de la mousse qui fait un bruit à peine perceptible sur le quart supérieur et accompagnée des milliers de reflets sur les perles d’eau qui se forment avec la fraicheur du verre et de son contenu. Il me faudra l’évocation du Très Haut pour me défaire de ce mirage et sa tentation virtuelle. 

Mais pour être parfaitement honnête, si un génie était apparu et m’avait tendu ce demi, je crois que je l’aurais bu d’une traite…

Tous cela pour dire que quelle que soit l’enthousiasme, au sens littéral du mot, avec lequel on adhère à une croyance ou une idéologie, il y a toujours des bulles du passé que l’on veut nier qui remontent à la surface, à l’instar de celles du demi que je n’ai jamais bu…