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Renseignement - Défense - Terrorisme

Repérer les activités de renseignement dans les sources littéraires : l’exemple de la fin d’Abu Tahir le Qarmate (319-931) [2 - 2 ]

Photo : Abdel Ghani
Photo : Abdel Ghani BASHIR / AFP

Charifa Amharar est doctorante en histoire du renseignement (université Sidi Mohamed Ben Abdellah, Fès), lauréate du Prix « Jeune chercheur » 2010 du CF2R, contributrice de l’ouvrage Renseignement et espionnage pendant l’Antiquité et le Moyen-Âge.

 

L’opération qui mît fin à la menace qarmate

Au Bahreïn entre l’an 912 et 913, Abū Tahir succéda à son père et fit de nombreuses conquêtes. Il pilla La Mecque et  Médine, vola la pierre noire de la Kaaba et empêcha la tenue du ḥaǧǧ pendant plusieurs années. Une fois le Bahreïn sous son autorité, il ravagea Bassora puis Kūfa. A Kūfa, les Qarmates prirent plusieurs esclaves dont un Perse. C’était un homme fort qui refusa de se soumettre à son maître qarmate. Sa désobéissance poussa ce dernier à en référer à Abū Ṭāhir lui-même pour lui demander quoi faire. Abū Ṭāhir amusé par cela, voulut parler directement au Perse. Ils eurent un entretien à l’issu duquel Abū Ṭāhir reconnut cet esclave comme étant l’imām caché et lui prêta allégeance. Abū Ṭāhir présenta cet homme aux Qarmates comme étant l’imām qu’ils attendaient tous et leur ordonna de lui prêter allégeance à leur tour. Puis, rapidement ce mystérieux Perse ordonna à Abū Ṭāhir de mettre à mort plusieurs notables et généraux qarmates. Chaque jour des qarmates se faisaient assassiner sur ordre de l’imām. Lorsque la purge vida le groupe de ses supérieurs Abū Ṭāhir se mit à craindre pour sa propre vie et avec ses hommes ils assassinèrent l’imam, ce qui mena à une guerre interne entre les défenseurs de l’imām, les familles des victimes de l’imām et les hommes d’Abū Ṭāhir. Affaiblis par cette autodestruction les Qarmates d’Abū Ṭāhir ne représentèrent plus une menace sérieuse pour le califat abbasside.

Comment cet esclave perse a-t-il convaincu Abū Ṭāhir qu’il était l’imām caché ? Il lui aurait parlé de l’emplacement d’un trésor familial dont seul son défunt père Abū Saʿīd connaissait l’existence. Ainsi, il lui fit croire qu’il connaissait les secrets du cœur et les choses cachées. Comment ce Perse connaissait-il l’existence de ce trésor ? Un homme, un certain Ibn Sanbar, l’aurait envoyé dans le camp qarmate avec ce secret en lui ordonnant de se faire passer pour l’imām caché et de faire assassiner les hommes qu’il lui indiquerait. Cet Ibn Sanbar était probablement celui que nous avons cité plus haut, à savoir al Ḥasan ibn Sanbar, le beau-père d’Abū Sa’īd, le défunt père d’Abū Tāhir. Mais il reste possible qu’il s’agisse d’un des trois autres Ibn Sanbar cités.

 

Interprétation de l’opération

Cela étant dit, aucun mot issu du champ lexical du renseignement n'est mentionné dans les sources. Qu'est-ce qui nous permet de conclure à la mise en place d'une opération de renseignement d'envergure ? Plusieurs choses assez évidentes. Le postulat de départ était la supériorité d'Abū Tāhir qui menaçait immédiatement Bagdad. Puis, un soudain revirement de situation se produit suite à l'intervention d'un agent étranger infiltré[1] dans le camp qarmate se faisant passer pour ce qu'il n'est pas, manipulant son chef et faisant assassiner les personnes stratégiquement gênantes. La conséquence de l'intervention de cet agent est une guerre interne entre qarmates pro pseudo-« imam caché », pro Abū Tāhir, et familles des qarmates assassinés. Il semble donc difficile de ne pas voir ici une opération de renseignement. Ibn Sanbar a envoyé un seul homme à Abū Tāhir sous la couverture d'un esclave perse capturé à Kūfa. Cet agent était chargé de convaincre l’un des plus éminents chefs qarmates, ce qui n’est pas une mince affaire. Il devait donc savoir convaincre, manipuler et jouer pleinement son rôle de prétendu imam caché. Tenir ce rôle sur la longueur n'était pas chose aisée, sachant qu'il devait faire assassiner essentiellement les notables et les qarmates influents. Sans conteste, le l’infiltration de cet agent fut une réussite puisqu'il parvint à faire assassiner la grande majorité des « gradés » qarmates au point qu’Abū Tāhir eut peur pour sa vie, car, à part ses frères et lui-même, il ne restait plus grand monde. Cet agent avait certainement conscience que sa mission était sans retour. Survivre à une telle opération aurait été un exploit. 

Que savons-nous d’autre au sujet de cet agent ? ʿArīb l’appelle Zakarī al Ḫūrāsānī ; Ṭabarī[2] et Ibn al Aṯīr l’appellent al-Asbahānī ; Birūnī, cité par De Goeje, le nomme Ibn abī Zakariyā at-Ṭammāmī. Notons ici qu’au début de la mission d’Abū Saʿīd, celui-ci fit tuer un autre missionnaire très apprécié des Banū Sanbar : Abū Zakariyā. Supposer que cet agent perse soit le fils d’Abū Zakariyā n’est pas bien difficile. Il devait probablement être un esclave d'Ibn Sanbar ou un agent fidèle. Il n'était certainement pas un ismaélien convaincu ni même quelqu’un de versé dans la religion sunnite, à l'image de celui qui l'envoya. La nature de sa couverture permet de comprendre cela. En effet son modus operandi est difficilement attribuable à une autorité sunnite. Non pas que cela serait impossible qu’un sunnite enfreigne les lois religieuses, mais plutôt parce qu’en termes de communication cela aurait été une grossière erreur. Certes, le renseignement des musulmans sunnites de l’époque ne brillait pas forcément par ses scrupules religieux, mais il n'en demeurait pas moins aberrant de la part des Abbassides d’utiliser une telle méthode risquant de conduire à l’apostasie du commanditaire de la mission, tout comme à celle de son exécutant. On pourrait nous répondre qu'à situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle. Certes, mais il reste tout de même plus probable et plus conforme au contenu des sources que ce soit une opération commanditée par un ancien Qarmate ou un Qarmate peu convaincu. 

D'après la Loi islamique sunnite, celui qui fait croire à la mécréance (kufr), qui l'encourage ou qui l'ordonne devient mécréant. Or cet agent perse s’est rendu coupable d’au moins deux sortes de kufr : rendre licite ce que la Loi interdit et prétendre à l’omniscience. Les sources consultées sont en principe toutes anti-qarmates, donc leurs exagérations au sujet de leur idéologie - notamment leurs accusations d'athéisme - peuvent difficilement être prises en compte par l'historien. Mais ces deux actes cités par les contemporains de l’opération ont tout l’air d’être vrais et c’est ce qui a permis à cet agent de remplir sa mission. Légalement, un sunnite, agent de renseignement ou pas, ne peut pas justifier le fait de se faire passer pour l'Imam caché et appeler les gens à lui obéir et à persister dans une religion considérée hérétique par les sunnites. De même, un ismaélien convaincu n’oserait pas se faire passer pour l’Imam caché et appeler les gens à lui obéir. Il est vrai qu’auparavant plusieurs personnes se sont fait passer pour le Mahdi ou pour l’Imam caché, comme ʿUbaydullāh. Toutefois, la prétention de l’agent n’avait pas l’air d’avoir pour but d’attirer des gens à sa cause ou de servir un autre but que la neutralisation d’Abū Ṭāhir. Ses motivations et son action étaient complètement différentes de celle du premier dirigeant fatimide. Ainsi, le chef de l'opération et l'agent ne pouvaient être ni des sunnites instruits et pratiquants, ni des ismaéliens convaincus. 

La façon même dont l’agent approcha Abū Ṭāhir indique une grande expérience dans l’infiltration et une planification méticuleuse de l’opération en amont. Ibn Sanbar a forcément formé son agent quant à la façon d’opérer des Qarmates. Ceux-ci entrent en ville, massacrent, pillent ce qu’ils peuvent, puis emmènent avec eux les vaincus aptes au travail. L’agent perse, dont les qualités physiques devaient lui permettre de survivre à l’attaque qarmate, avait pour première objectif de faire partie des hommes réduits en esclavage. Une fois la chose faite, il devait obtenir une entrevue avec le chef qarmate. Certainement au courant du fait que les mises à mort n’étaient exécutées que sur ordre d’Abū Tāhir, l’agent, soit en improvisant, soit sur ordre de celui qui l’avait envoyé, joua la carte de l’esclave insoumis et rebelle. Le but était de pousser son nouveau maître à ne plus savoir quoi faire de lui et à en référer au chef qarmate. Cette première étape atteinte, il fallait convaincre Abū Ṭāhir de sa « légende ». Nous supposons que les nombreux secrets révélés par Ibn Sanbar à son agent concernaient bien plus que la localisation des trésors d’Abū Saʿīd, le père d’Abū Ṭāhir. L’entretien qui eut lieu entre les deux hommes se conclut par le serment d’allégeance du chef qarmate à notre esclave. 

Nous ne pouvons croire qu’Abū Ṭāhir, général expérimenté, habitué au renseignement, ait été un homme facilement manipulable. Il a forcément été convaincu par les nombreux secrets révélés par l’agent. Une fois que ce dernier eut atteint cette seconde étape de l’opération, il devait entamer la dernière phase, celle de la suppression des cibles d’Ibn Sanbar. Encore une fois, pour ce faire, il devait forcément avoir été familiarisé avec la façon d’agir des Qarmates pour ne pas éveiller les soupçons. Faire assassiner toutes ses cibles allait prendre du temps, l’agent ne pouvait se permettre d’adopter n’importe quelle approche. Il devait donc agir conformément à ce qu’attendaient les qarmates de l’imam caché. Ainsi, il justifia les mises à mort des individus ciblés par l’insincérité religieuse qu’il décelait dans leur cœur. L’agent put alors en éliminer un grand nombre sans être inquiété ; mais cela ne pouvait durer longtemps. L’étau se resserrait autour d’Abū Ṭāhir, ce qui le poussa à avoir peur pour sa propre vie et à remettre en question la légitimité de ce nouvel imam. Mais la mise à mort de celui-ci provoqua fit encore plus de victimes chez les Qarmates, puisqu’ils s’affrontèrent entre eux à son sujet. Il reste difficile d’établir si la mort de l’agent faisait également partie de la mission. Quoiqu’il en soit, l’opération qui commença avec l’infiltration de l’agent sous la couverture d’un esclave, puis celle d’imam caché eut pour effet un nombre important d’éliminations ciblées. Nous les considérons elles ne visaient que les Qarmates de rangs supérieurs et d’influence. La question est maintenant de savoir qui est à l’origine de cette opération. 

 

Origine de l’opération

Pour tenter de savoir qui est derrière toute cette opération, on peut se demander à qui profite le crime. Sans hésitation aux Abbassides. Cela serait une trop grande coïncidence que cette opération ait lieu au moment où le calife al Muq'tadir, désespéré, est barricadé dans son propre palais, sans qu’il en soit à l’instigateur. En effet, il avait déjà, à de nombreuses reprises, tenté de neutraliser la menace qarmate, mais en vain. Al Muq'tadir avait fait appel à certains de ses généraux turcs, sollicité plusieurs de ses armées mais aucun d’entre eux ne fût efficace. Abū Ṭāhir était quasiment aux portes de Bagdad lorsqu’il prît Kūfa. Cependant, même si l’intervention du Perse a été profitable au calife, il reste invraisemblable, comme nous l’avons déjà dit plus haut, qu’une autorité sunnite ordonne à son agent de se faire passer mensongèrement pour l’imām caché ou pour un associé de Dieu dans l’omniscience. Par contre, du côté fatimide, nous avons l'exemple de ʿUbaydullāh al Mahdī qui n’a pas hésité à se faire passer pour l’imām caché. Et, l’histoire a montré que ce souverain fatimide n’hésitait pas non plus à faire supprimer ses rivaux, même ismaéliens, ou ceux qu’il jugeait gênants. Selon les sources, bien qu’officiellement ʿUbaydullāh condamnait fermement les agissements des Qarmates d’Abū Ṭāhir, il les soutenait secrètement car ils servaient ses intérêts. Sur la base des récits d’Ibn Hawqal, de Nasir Khusraw, d’Ibn al Jawzi et d’autres, De Goeje va même jusqu’à dire que les Qarmates étaient pilotés par ʿUbaydullāh.[3] Le souverain fatimide n’avait donc aucun intérêt à arrêter l’avancée des Qarmates qu’il dirigeait lui-même et encore moins à s’inventer un imam caché concurrent.

Une troisième possibilité existe. Cette opération a très bien pu être pilotée par un vétéran qarmate, forcément proche d’Abū Saʿīd ou de quelqu’un qui l’était, qui, pour trouver bonne grâce aux yeux du calife abbasside, aurait mis fin à la menace que représentaient Abū Ṭāhir et son armée. C’est la possibilité vers laquelle nous penchons le plus. ʿUbaydullāh n’avait aucun intérêt à cette opération, quand bien même il aurait pu se débarrasser d’Abū Ṭāhir laquelle revenait à s’inventer un concurrent dans l’imāmat et discréditer le statut qu’il s’était donné lui-même. Cette troisième possibilité colle tout à fait avec le récit rapporté dans différentes sources.

De Goeje juge peu probable que l'instigateur de la mission de l'agent perse soit Ibn Sanbar, car les Banū Sanbar continueront après lui d'être fidèles à la cause qarmate et le fils d’al Ḥasan ibn Sanbar en sera même l’un des plus impliqués et des plus convaincus. Cependant, ce qui engage le père n'engage pas forcément le fils. Nous ne pouvons ignorer la probable implication d’al Ḥasan Ibn Sanbar dans cette affaire. Combien de pères furent radicalement opposés à leurs propres fils ? Abdulwahhāb, le père de Muḥammad ibn Abdulwahhāb (fondateur éponyme du wahabisme) est un exemple parmi d'autres. Il mit publiquement en garde les gens contre l’hérésie de son fils Muḥammad. Dans notre cas, Ibn Sanbar, probablement converti au sunnisme et n'ayant pas d'espoir d'influence sur son fils, a probablement agi de façon unilatérale. Autre possibilité : Ibn Sanbar, ayant eu connaissance de ce qui s'était passé avec Ḥamdan, aurait été déçu et, sans forcément se convertir au sunnisme, aurait cru voir là une occasion rêvée pour obtenir les faveurs du calife. Et comment mieux prouver sa sincérité qu'en trahissant son ancienne cause ? Dans tous les cas, le statut d'Ibn Sanbar rend tout à fait crédible le fait qu'il ait eu connaissance d’autant d'informations secrètes concernant son beau-fils Abū Sa'īd et qu'il sache exactement comment s'y prendre pour mettre fin à la menace d'Abū Tāhir. 

A part les Abbassides, qui d’autre aurait pu avoir intérêt à cette opération ? Une vengeance personnelle d'Ibn Sanbar ? Cela reste possible, puisqu'il n'a envoyé qu'un seul homme et que cette mission n'a pas nécessité beaucoup d'efforts. Mais un qarmate convaincu n'aurait pu oser cette mascarade. 

Ce qui nous semble tout de même plus probable, c’est qu’Ibn Sanbar, venant juste de se convertir sans s'être donné la peine de s’instruire religieusement, voulait simplement servir ses propres intérêts tout en servant ceux du calife. Cette opération a donc dû être préparée dans l'intérêt des Abbassides mais pilotée unilatéralement par Ibn Sanbar. Et, il n'est pas étonnant que celui-ci ait fait appel à son propre réseau de renseignement. Abū Tāhir avait lui-même ses agents en Irak, à Bagdad et à Kūfah, ainsi que dans l’armée du calife ! Les informations lui parvenaient relativement rapidement via les pigeons voyageurs.

 

La présence de terminologie du renseignement dans des sources n’est pas une condition sine qua non pour y repérer des activités de recherche d’informations ou pour conclure à l’intervention du renseignement. Ce qui est par contre nécessaire au chercheur, c’est de savoir reconnaître de telles activités. Pour cela il faut se familiariser avec le renseignement. Toutefois, avant de parvenir à maîtriser les bases de ce métier et de ses principes, le chercheur néophyte pourrait être aidé par l’élaboration d’une méthode lui permettant de confirmer ou d’infirmer le recours au renseignement. Cette méthode pourrait être un ensemble de questions auxquelles devrait répondre l’historien. En fonction des réponses, il pourrait alors conclure à l’intervention du renseignement - ou non -, même si les sources ne mentionnent pas explicitement le recours à cette pratique. Ces questions doivent nécessairement être posées par des spécialistes du renseignement plus expérimentés que les historiens en la matière. Quelques questions pourraient être par exemple : dans un camp donné, y-a-t-il eu intervention d’un agent extérieur ? Cet agent a-t-il imposé une décision à celui ou ceux qu’il a infiltrés ? A-t-il tué ou fait tuer des gens du groupe ? A-t-il un lien avec un ou des ennemis du camp infiltré ? Est-il intervenu à un moment stratégique ? Le résultat de son intervention est-il à la défaveur du camp infiltré ? Est-il en faveur de son ennemi ? Ou d’un allié concurrent ? Etc... Cette méthode, qui aspire à faire la lumière sur ce que les sources ne disent pas, pourrait faciliter considérablement les recherches consacrées à l’histoire du renseignement.

La conclusion tirée de ses réponses, même si elle ne sera pas catégorique dans tous les cas, permettrait de nous éclairer un peu plus sur le déroulement de différents évènements historiques. Ainsi, l’historien pourra, malgré l’absence de références explicites dans les sources, pencher pour l’intervention du renseignement ou au contraire éliminer cette piste.

 

 

 


[1] Il y a eu une double infiltration : d’abord une infiltration à Kūfa, pour se faire prendre comme esclave puis celle du quartier général qarmate.